Les siècles se suivent et ne se ressemblent pas. L’évolution de l’humanité ne va pas toujours dans le sens de son amélioration, enfin, par sur tous les plans. Les normes sociales changent, effaçant peu à peu celles du passé, jusqu’à aller même parfois à contresens. On ne peut pas conclure qu’elles n’étaient plus bonnes, mais mille et une raisons, d’ordre économique, de mélange des peuples et des cultures, d’apparition de sectes ou de religions invitent à modifier ces bases et la façon de gouverner les peuples.
Belle démocratie que celle des années cent trente après Jésus Christ ! Enfin, belle pour les citoyens, mais tout le monde n’est pas citoyen ! Pas les esclaves, ni les femmes. Mais là n’est pas le propos.
Le citoyen devait prendre femme pour assurer sa progéniture. Sur ce point, rien n’a jamais changé depuis que ce monde est monde. Il était d’usage, aussi, de trouver et de choisir un favori.
Ce jeune homme, encore pubère, reçoit la protection de son mentor qui devient son conseiller, un homme expérimenté, attentif et sage auquel il peut faire entièrement confiance. Il en devient aussi l’amant, sans ambiguïté à l’époque, puisque l’homosexualité est aussi de mise. Cette relation charnelle consolide bien évidemment la confiance. Cette initiation à la vie a pour but de construire le jeune homme à son devenir jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de dix-huit ans. Alors, il pourra devenir éphèbe, être formé pour les travaux guerriers et de construction d’ouvrages publics. Au bout de deux ans, l’enquête de la docimasie lui permettra de devenir citoyen à son tour.
Hadrien (quatorzième Empereur romain du 10 août 117 au 10 juillet 138), très attiré par les jeunes hommes, remarque le jeune Antinoüs. L’adolescent le fascine par sa joie de vivre, son intelligence vive, sa créativité et son esprit frondeur. Le jeune homme est le parfait contretype de ce qu’il est lui-même, qui se sait trop aguerri et respectueux des règles qui régissent la cité. Ce cheval fou est on ne peut plus attirant, et ressemble furieusement à cette étoile à laquelle on a envie d’accrocher son chariot.
La relation tourne vite non plus à un simple tutorat, mais à une relation d’amour passionnel, totalement partagée par l’adolescent. Cinq ans partagés avant qu’il ne devienne éphèbe, et cinq ans de partage essentiel, sentiment que ceux qui ont pu vivre un tel partage peuvent comprendre.
Par soif d’anticonformisme, ou par envie de rejoindre une nature plus profonde, Antinoüs s’amuse un jour à se dresser de l’apparat féminin. Ce rôle n’émeut pas particulièrement Hadrien qui s’en amuse comme un jeu tout à fait digne de sa pupille. Hadrien n’y comprend qu’une soif de déguisement, ce qui fait partie de l’espace ludique de tout enfant. Et les minauderies du jeune homme sont touchantes et séductrices. Il aime l’homme, notamment dans ses côtés fantasques.
Au regard d’aujourd’hui, on peut se dire qu’il n’y avait pas grande différence entre une toge et une robe. Erratum ! Certes, les tenues étaient assez proches, mais très codifiées pour l’époque. Le rejet du drap sur l’épaule était réservé aux hommes. Ce n’est qu’un exemple pour illustrer. Les jambes nues étaient plutôt l’apanage des guerriers. Antinoüs poussait plus loin l’expression de son envie de féminisation. Il porta attention à choisir des robes qui découvraient ses épaules, des sandales qui ne lient pas les mollets, à porter coiffes toutes enrubannées et à se maquiller des fards venus d’Orient généralement réservés aux courtisanes. Le jeu se transforma en habitude, Antinoüs aimant à se promener ainsi travesti au regard de tous. Cette soif de féminité n’a pas choqué autrement autour de lui, peut-être parce qu’elle était acceptée par l’Empereur, et qu’on n’osait pas trop s’opposer au pouvoir. Se présenter comme une courtisane n’était pas comme se présenter comme une femme simple. Il y avait bien dans la démarche une envie de séduire.
Ainsi, le jeune homme s’exhiba sans retenue aucune, non seulement dans les appartements de l’Empereur, mais dans tous les lieux et toutes les manifestations extérieures, accompagnant son mentor qui l’acceptait autant en tenue de toge que de robes colorées et de coiffes enrubannées. Le favori soignait son rôle en imitant au mieux la démarche et la gestuelle de mise.
Antinoüs est mort à l’âge de vingt ans, juste à la fin de son parcours d’éphèbe, retrouvé noyé dans les eaux du Nil. Hadrien a préféré laisser penser qu’il s’agissait d’un simple accident. D’autres ont avancé des hypothèses différentes. Certains énoncent que le garçon se serait donné la mort par peur de déchoir, d’autres, que le jeune grec se serrait offert en sacrifice pour des pratiques divinatoires ou prolonger la vie de l’Empereur. Quelques voix évoquent la thèse du meurtre, mettant en avant qu’Hadrien envisageait d’adopter son amant, ce qui aurait fait de lui son successeur, idée qui ne pouvait pas être du goût de tous.
Personne ne saura pourquoi l’éphèbe est vraiment décédé. Il n’a pas laissé derrière lui de marbre gravé expliquant son geste de désespoir. Ce qui reste certain, c’est qu’il n’était pas à l’abri de déchoir parce que l’attirance d’Hadrien pour les jeunes hommes ne tarissait pas, et que lui-même, aimant tant séduire, avait connu des incartades avec d’autres partenaires. La peur ! La peur que la passion ne trouve un terme. Cette passion qui n’accepte pas le partage. Qui a fauté avec son corps, qui pourrait avoir fauté avec son cœur et son âme ? Hadrien ne risquait-il pas d’être sali par quelques frasques sans importance ? Se donner la mort serait salvateur alors pour permettre de prolonger la vie politique de l’Empereur. Rien de pire que le doute et la peur.
Décès il y a. Comment s’en remettre ? Une seule solution : faire perdurer l’amour au-delà des frontières de la mort. Aduler l’être chéri par-delà l’existence même. Hurler au peuple que l’amour, s’il est, est indéfectible, et qu’il restera plus fort que jamais, dans son cœur d’Empereur comme dans l’universalité.
Quoi de plus flatteur, en tant qu’homme aimant se travestir, que de voir son effigie gravée sur toutes les monnaies du royaume, et de constater la multiplication de sculptures à son image. Dommage que tout cela ne soit que post-mortem. Peu importe, après tout ! L’humanité apprenait ainsi ce qu’était le véritable amour. Elle l’a peut être un peu oublié depuis.
Antinoüs fut porté au niveau des divinités sous les traits d’Osiris. Une ville, puis une constellation, formée de cinq étoiles, l’actuelle constellation de l’Aigle, porteront son nom. Ainsi, tous les hommes peuvent attacher leur chariot à ces étoiles, et vénérer ce temple à l’amour, et peu importe que le symbole porte glaive et armure, ou jupette et rubans.
Merci à Marguerite Yourcenar d’avoir eu ce regard si probe, elle, qui a tenté de réinvestir ces époques anciennes avec le regard le plus juste et le plus noble. Les mémoires de l’Empereur nous seront aussi porteuses d’esprits saints que celles que tu nous laisseras toujours.
Les temps nouveaux apportent moins de libertés et d’intelligence que ces temps anciens. Il est temps de réaliser que nos différences à toutes et à tous sont légitimes. Un certain malaise découle des conditions normatives imposées par l’actuel système, à ce moment T. Il nous faut arrêter de douter de la normalité de nos ressentis. Ils ont leur raison d’être, puisqu’ils sont. C’est clair que l’horizon, lui, s’est obscurci, de nouvelles clauses se sont imposées à nous, il y a des siècles déjà, et la Morale a adopté une vision aveugle et forte de censure.
On peut comprendre Nietzche qui s’est beaucoup intéressé à la généalogie de la morale, même si ses conclusions sont pour le moins irrecevables. Il y a bien quelque chose à combattre, c’est cette logique de la Norme, quelle qu’elle soit. Il n’y a pas d’autres armes que celles de la révolution du quotidien, celle que nous nous exerçons à mener, au prix fort parfois, et au mépris de la vulgarité que l’on nous retourne comme miroir.
alors là, chapeau bas!
Merci pour ce superbe article qui nous fait voyager dans l’antiquité et découvrir l’histoire d’Antinoüs.
J’apporterais juste une nuance sur la conclusion. Pour moi, une norme, c’est un outil sans lequel quoi on ne construirait jamais rien. Le tout est de le faire avec sagesse 😉
Véro
Je connaissais l’histoire, mais pas avec autant de détails et d’éclairages. D’ailleurs, j’aime beaucoup la comparaison entre cette période historique et la nôtre. Certes tout n’était pas rose il y a plus de 2000 ans. Mais dorénavant, les hommes et les femmes sont « mis en boîte » et un Antinoüs moderne aurait toutes les difficultés du monde à trouver sa place.
En tout cas, merci pour cet article intéressant qui apporte un réel plus et de la nouveauté sur XXY. J’espère que d’autres sujets aussi excellents vont suivre !
Merci Camille pour cet article qui me fait découvrir l’histoire d’Antinoüs. Aurait-il été le premier travesti ?
Merci beaucoup pour cet article car je ne connaissais pas du tout l’histoire d’Antinoüs.
Comme tu dis. La normalité n’est souvent qu’une question d’époque.
Mais je n’aurais pas pour autant aimé vivre en ces temps là. 😉
Pareil, je connaissais dans les grandes lignes, mais je ne savais pas qu’il existait plusieurs théories sur la mort d’Antinoüs. C’est bien connu, il ne faut jamais mélanger le business et les histoires d’amour… ^_^