Qu’est ce que t’as fait, Andy ! À tes côtés, la vie allait si vite, mais la vie est courte ! On le sait après ! Ce qui importait pour nous, c’était d’être des stars, et pour être une star, il suffisait de le dire, et d’être là. Rien de plus ! Et nous, on voulait tout faire pour en être. On l’était peut-être déjà un peu, sans trop le savoir, en doutant fortement, mais on était surtout tous paumés et certainement dépressifs, mais dès qu’on a rejoint la Factory, tout est allé si vite, si vite ! Là, les fêtes géantes s’enchaînaient. Là, les classes sociales étaient abolies, tout le monde logeait à la même enseigne, celle du super-star-system underground. Tous les événements étaient prétextes pour réunir le gratin de la jet set new-yorkaise, et nous, parmi eux, un rêve. La célébrité importait peu, et pourtant de nombreuses figures comme Salvador Dalí, William Burroughs, Dylan ou De Niro venaient tourner autour de nous. C’est nous qui les fascinions ! Hallucinant !
Ton cercle était petit au démarrage, et tu nous as accueillies comme tu accueillais tout ce qui n’était pas conforme. C’était ta manière de créer un univers qui bouscule les conventions. L’art du happening, où chaque situation pouvait être considérée comme un art en soi, un art vécu, en lui donnant une spontanéité qui était bien souvent, il faut le reconnaître, un peu feinte. Il fallait permettre à tous ceux qui venaient, attirés comme des mouches, fascinés par ce qui se présentait comme une contre-culture, une opposition à l’industrie culturelle, à rentrer dans la participation active.
Tu nous as accueillies parce qu’être actrices, c’est bien, mais être des transsexuelles actrices était parfaitement ce qui collait avec l’état d’esprit qu’il fallait trouver au cœur de la Factory. Et puis, on était belles en plus ! Plus belles et bien plus ouvertes d’esprit que bien des femmes. On pouvait choquer tout en ne choquant pas. Nous avions franchi de nous-même la barrière des genres, nous pouvions bien t’aider à franchir les autres obstacles pour conquérir une notoriété par l’opposition aux valeurs sociales de notre époque. C’était ton intérêt, et le nôtre. Et nous avons embrassé ce défi.
Le 231 East sur la 47e rue, comme le 33 Union Square West, à côté du parti communiste, étaient des lieux un peu glauques, enfin, juste ce qu’il fallait pour recevoir la Jet. Il y avait de quoi avoir peur de s’y rendre. Et pourtant, cet enfer a attiré les foules.
Tu nous as accueillies, Andy, et nous on a joué le jeu. On est devenues les actrices incarnant cette contre-culture, plus d’ailleurs dans les fêtes et la vie courante au sein du groupe, que par les films de Morrissey, qui, il faut le reconnaître, n’étaient pas d’une qualité stupéfiante, c’est le moins que l’on puisse dire. Douteux certes, mais peu importe ! Ils choquaient, et c’est ce qu’il fallait. Ils évoquaient un peu la vie que nous avions tous menée avant, celle de paumés, taquinant pour certains avec la prostitution, et la drogue.
Les femmes en révolte ! Quel splendide titre où Paul nous réunit toutes les trois. Ça ressemblait à une satire du mouvement de libération des femmes en regardant un trio de travestis qui se déchaîne. Moi, j’avais le rôle d’une héritière, à l’écart, prise dans une relation malheureuse avec mon frère. Jackie etait un intellectuel virginale qui croyait que les femmes étaient opprimées dans la société américaine contemporaine. Et Holly était complètement nymphomane et en venait à détester les hommes, malgré son attirance pour eux. Ensemble, ils se joignaient à un groupe de militantes féministes, mais leur libération retrouvée ne les avait pas rendues plus heureuse.
La défonce ! Quel dommage ! Il fallait peut-être ça pour tenir le choc, mais quel dommage ! Vous les mecs, vous ne pensiez à, ne parliez de, et ne vouliez que mettre en avant l’amour sans entrave, une sexualité toujours plus libre. Vous en êtes arrivés, peu à peu, ligne après ligne, à devenir impuissants ! Quelle connerie la dope ! On ne le sait qu’après, mais après, c’est trop tard ! Pour rattraper une descente trop dure, trop dépressive, il fallait coûte que coûte remettre ça pour se sentir à nouveau à flot. Enfin, c’était comme ça ! On ne refera pas l’histoire.
Et puis, un bad trip, ça arrive ! Andrea Feldman, l’une d’entre nous, s’est même jetée par la fenêtre du quatorzième étage du 51 Fifth Avenue, avec une boîte de coke à la main. Une boîte de coke, pleine de coke, pas malin. Elle avait réuni ses amis pour leur parler du plus grand rôle de sa vie… Un peu raide ! Mais sa mort a été assez trash pour coller à l’esprit de la Factory. Son « rôle principal final » comme elle s’était plu à l’annoncer avant.
Tu as peint les portraits des plus grands noms, mais j’ai constaté qu’il ne t’était même pas venu à l’idée de nous tirer le portrait, à nous ! Jackie Kennedy, Maryline, Liza Minnelli, c’était moins trash ! Après les boîtes de soupe, les réfrigérateurs et les bouteilles de coke, ça allait de soi ! Ton truc était génial ! Ne pas pousser la sérigraphie jusqu’à terme. S’arrêter en cours de route, limiter à deux ou trois passes de couleur, et utiliser le même cadre pour changer les couleurs. Vive le pop art qui était tout, tout sauf populaire puisqu’il se voulait à contre-courant. Mais à la finale, c’est lui qui est devenu le courant !
Hé, Sugar ! Toi, Lou ! On doit te remercier sans doute ! Tu ne nous as pas oubliées. Tu nous as dédié une chanson, super ! Holly, Jackie, moi à l’honneur, ainsi que Joe. Ose t’avancer du côté fou, marcher sur les chemins de traverse ! Toi, tu as osé. Faut dire que tu avais une sexualité un peu débordante ! Ils ont même essayé de te soigner pour ça ! C’est pas bien, il ne fallait pas aimer les petits garçons ! Tu voulais choquer, et c’est toi qui as reçu les électrochocs. C’est pas chouette, Honey ! T’étais pas obligé de hurler au monde entier qu’on avait eu des relations avec toi ! Ca a été ton plus grand tube ! Bravo quand même ! Mais c’est peut être plutôt à toi de nous remercier. Après tout, nous avons été ta source d’inspiration, le cœur et le corps même de ton texte, et l’origine de ton succès.
Hé, gay ! Toi, Tennessee, tu t’es laissé fasciner. Tu es tombé amoureux, c’était bien, mais fallait peut-être pas pour toi ! Mais toi, tu avais au moins l’âge pour ne pas sombrer dans la moindre décadence. Nos frasques et notre libre sexualité, aussi ambiguë qu’elle soit, avait quand même fonctionné comme un aimant sur toi. Toi, tu as pris, mais tu as donné le change.
L’ami Berger a complètement compris et su retranscrire l’ambiance dans laquelle nous errions tous.
« Cette force qui nous pousse vers l’infini,
Y a peu d’amour avec tell’ment d’envie,
Si peu d’amour avec tell’ment de bruit,
Le cœur en fièvre et le corps démoli,
Avec cette formidable envie de vie »
Mais, y’a-t-il vraiment quelque chose en nous de toi ? Ou bien y a-t-il quelque chose de Holly, de Jackie, ou de moi ?
Allons ! Rectifions l’histoire, Andy ! Il n’est jamais trop tard. Si tu as négligé de nous tirer le portrait, alors faisons-le à titre posthume, juste pour le plaisir, et malgré toi. On a compris le truc !
Adieu à vous tous ! Andrea n’a pas tenue le choc. Il faut dire qu’elle était déjà sérieusement fêlée. Moi, on a dit pudiquement que c’était l’anémie qui m’avait emmenée vers d’autres cieux. Je n’ai pas connu la suite, je n’ai jamais connu le après !
Pas grave ! Et : Doo, doo, doo, doo, doo, doo, doo, doo…
Personnes citées : Jackie Curtis, Candy Darling, Holly Woodlawn, Andy Warhol, Paul Morrissey, Andrea Feldman, Joe Dallesandro, Loo Reed, Tennessee William, Michel Berger, et implicitement Jonny Holiday et Nathalie Baye, si vous voulez
Illustrations : Respectivement Candy Darling, Jackie Curtis, Loo Reed, Andy Warhol et Tennessee Wiliam, montage CF façon Andy Warhol de Holly Woodlawn
Films : Flesh, Trash, Heat, Women in Revolt, multiples interview filmés sur la Factory ou sur Andy
Très bel article sur une période magique hélas disparue. Reste une chanson magnifique…
une période mythique de création pour Andy, mais aussi beaucoup de détresse autour.
Merci Camille pour ce très beau texte.
Le temps de sa lecture j’étais en plein 70’s et les doo-doo-doo de Mr Reed vont sûrement me poursuivre pendant quelques heures… pour mon plus grand plaisir.
C’est vrai que c’était une époque avec beaucoup d’excès ( attention ne faites pas ça chez vous ! 😉 ) mais qui sait, peut-être se sentait-on plus vivant à cette époque là.
En tout cas j’espère que nous aurons bientôt l’occasion de te relire.