« Chéri-Chéri » est le surnom que donne Hannah à son époux : Denis. Denis le jour, Denise la nuit, comme il le dit, puisqu’en plus de ses travaux littéraires, Denise se produit sur la scène de l’Ulysse, « en femme ». Cela ne nourrit pas son homme, pour ainsi dire, et Denis est contraint par son beau-père à un travail de petite frappe lui permettant de régulariser ses loyers en retard.

Denis-Denise

Le jour, on m’appelait Denis. J’étais un écrivain qui connaissait un certain succès et qui avait la dent dure, comme critique. Certains soirs, on m’appelait Denise. Bon, je dansais dans un cabaret.

Denis est un vrai chat : l’incarnation-même d’un homme menant plusieurs vies. Fauché, oppressé par une belle-famille pour le moins « envahissante », angoissé à l’idée que son livre puisse ne pas se vendre, écrivain consciencieux et critique impitoyable, il est aussi une vedette de la nuit parisienne. C’est d’autant plus frappant que pour arrondir les fins de mois, son beau-père l’enverra au casse-pipe pour récupérer l’argent de ses débiteurs. À côté d’un quotidien baigné de violence, il vit des nuits enveloppé de douceur, de soie et de fards.

Il n’est pas moins troublant de comparer les univers dans lesquels Denis évolue : dans sa belle-famille, on soigne les apparences, quitte à nier son identité. Denis est d’ailleurs plutôt malchanceux, le malheureux. Il est l’époux d’une femme qu’il n’aime pas – bien qu’elle l’adore – et l’histoire s’ouvre alors qu’il s’est fait casser la figure par une bande de loubards.

L’Ulysse, le cabaret dans lequel il se produit, apparaît alors comme un havre de paix, un oasis dans le désert. C’est l’impression que donne ce haut-lieu de la nuit « travestie » : il est pour lui une réelle soupape de sécurité, l’arrachant d’un quotidien difficile voire dangereux. L’Ulysse a le même effet bénéfique sur sa femme Hannah ou sur son collègue de travail Robert, un homophobe manifeste à qui relâcher les mœurs n’a vraisemblablement pas fait que du mal.

Hors de contrôle

Quel travesti n’a jamais eu le sentiment de vivre une autre vie que la sienne ? Quelque part, c’est ce qui arrive à Denis, qui n’a pourtant aucun mal à sortir Denise du vestiaire, bien au contraire. Cela dit, il est la victime malheureuse d’une grossesse inattendue, ce qui lui vaut un mariage contre son gré. Son beau-père l’enverra de force travailler pour sa petite organisation de malfrats locale et il perdra aussi la maîtrise de sa relation avec sa belle-mère.

L’enchaînement des phrases et les ellipses narratives donnent également cette sensation de fuite en avant, le sentiment que le temps s’écoule et que les événements se suivent sans que l’on ne puisse lever le pied. C’est du Philippe Djian dans le texte mais aussi dans le style, avec une ponctuation qui ne se résume qu’à un point en fin de chaque phrase. Jamais d’exclamation ! Jamais de question ? Jamais de suspension… Tout s’enchaîne à une allure folle, dans une mécanique bien huilée, sans paragraphe, ni chapitre. Chaque phrase est épurée et on passe sans aucune transition du métier mafieux de Denis à son numéro à l’Ulysse, d’un coup, d’un seul.

Il existe tout de même deux domaines qui sont la chasse-gardée de Denis : la littérature et le travestissement. Dans le cas de ses livres, il fait preuve d’une éthique remarquable sans jamais tomber dans la facilité, malgré la précarité qu’il vit. Pour ce qui est du travestissement, il ne le refoule pas, il ne le cache pas non plus malgré le dédain de son beau-père. D’ailleurs, en tant que travesti, il mène la danse avec un public largement acquis à sa cause et un parterre d’admirateurs à ses pieds. Quelque part, Denis donne le sentiment d’avoir laissé les clés de sa vie aux autres pour n’avoir à se concentrer que sur ce qui le fait vibrer. Il est finalement conciliant et ce genre de sacrifice est tout à fait confortable pour lui : en échange d’un mariage, son épouse le laisse vivre tel qu’il est et écrire comme il l’aime. Ce n’est déjà pas si mal…

Et toutes ces heures passées dans un frisson de nylon et de soie, ces regards d’hommes posés sur moi, me draguant sans vergogne, m’ont tout simplement ravi, je me sens légère, en aucune façon léger – ce qui est profondément troublant, guère explicable, mais impérieux, puissant, et projette dans une perception différente, un éphémère basculement du genre.

Travesti déclaré

Ce qui surprend le plus, à la lecture de Chéri-Chéri, est « l’absence » des difficultés liées au travestissement de Denis. Sans la bénédiction de son beau-père, il se travestit comme il le souhaite et n’en tire que des bénéfices inestimables. Il n’est jamais question de coming out ou de changement de sexe, pour tout dire. D’ailleurs, Denis aime rappeler qu’il est hétérosexuel et qu’il ne franchira jamais la barrière, malgré les avances de Ramon, son collègue travesti dont il jalouse le corps, secrètement.

Au contraire, Denis ne cache pas qu’il se travestit, c’est peut-être même le « secret » le plus exposé de cette famille. Et Dieu sait qu’ils sont nombreux… Entre beau-papa mafieux, les non-dits, les adultères, les silences, les espionnages et les violences conjugales, le travestissement semble bien être le moindre mal. Car, à bien y regarder, quel mal y a-t-il à chanter et à se dandiner dans sa plus belle robe à paillettes ? Aucun. Il n’y a aucun mal à cela. Le cacher reviendrait à céder à une mécanique du mensonge en place et opérationnelle… Au-delà des apparences dont il cède volontiers la gestion aux autres, Denis a choisi d’être lui-même.

Me produire sur scène chaque soir, apparaître en femme, être changé en femme, porter une combinaison de soie, une culotte de satin, une perruque, des bas, un soutien-gorge, me maquiller, porter des talons hauts, etc., entendez-moi bien, me procure un trouble plaisir, un plaisir profond, irremplaçable, mais je ne suis pas passé de l’autre côté pour l’instant.

 

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