Athéna et Héphaïstos se sont engueulés, et je sens que ça va me retomber dessus. Il cherchait à la draguer, et elle, à repousser ses avances. Il n’y a pourtant pas de quoi fouetter un chat, mais elle, avec son tempérament guerrier, n’a pas décidé de laisser la chose en l’état. Ce qui me fait dire que je crains d’être mêlé à ce différend, moi Tirésias, c’est qu’Athéna dans sa colère, s’est plainte, dans la foulée, que je l’avais vue se baigner à poil dans la source du mont Hélicon. C’est vrai que je l’ai vue, mais, c’est de sa faute à elle ! Elle n’avait qu’à pas se baigner comme ça ! Moi, je ne suis pas spécialement voyeur, et je n’ai pas eu l’occasion de me cacher les yeux. Bon, c’est ainsi, mais il faut reconnaître que les dieux et les déesses sont parfois un peu fatigants, et là, c’est clairement un euphémisme.
En me baladant dans la forêt, j’ai planté mon cornouiller, mon bâton qui me sert de canne, sans trop le vouloir, sur deux serpents qui s’accouplaient. Aussitôt, je me suis retrouvé transformé en femme. C’est stupide, mais je n’ai pas du tout su comment réagir. C’est clair que c’était une des vengeances d’Athéna, mais maintenant que sa sentence était tombée, que faire ? Impossible d’aller la voir pour lui demander des comptes. Avec elle, cela aurait été la meilleure manière pour qu’elle en rajoute encore. Elle est colérique, c’est comme ça ! Le mieux, c’est certainement de lui laisser du temps. Elle finira bien par se calmer, et pourra peut-être alors voir la situation sous un autre angle.
L’urgence maintenant est tout autre. Il va me falloir rejoindre la cité, et trouver un plan pour y trouver ma place avec cette nouvelle identité. Pas question de raconter mon histoire autour de moi, parce qu’elle l’apprendra, et elle risque de réagir en aggravant encore les choses. Alors, pour rester discret, il faut impérativement que je change de vêtements. Ma tenue actuelle ne peut que me faire repérer, et m’obliger à devoir donner des explications. Et puis, me voilà dotée d’une longue chevelure bouclée pas du tout coiffée et une poitrine généreuse qui ne trouve pas sa place dans ma chemise. Deux solutions se présentent à moi. Rentrer de nuit en espérant trouver du linge qui sèche sur un fil, ou trouver une femme seule pour me porter secours. À moi de trouver une histoire idiote pour lui expliquer qu’on m’a volé mes vêtements et que je n’ai trouvé que cet accoutrement de fortune pour ne pas rester nue. Je me sens stupide, mais ce sentiment ne m’apporte rien.
Je n’ai pas trouvé de linge en extérieur mais, par contre, une âme charitable, un réel secours. Parce que j’étais peu loquace, notamment parce que je ne maîtrisais pas ma voix, c’est elle qui a imaginé l’incident qui m’était arrivé. J’avais donc, selon son imagination, été agressée par un homme qui avait abusé de moi. La chose est grave en nos contrées. Dénoncer l’homme supposait que mon protecteur l’assassine, et que je sois, moi, répudiée. Elle m’a offert vêtements, premier logis, et m’a aidé à construire les prémices d’une nouvelle vie. La première année a été particulièrement éprouvante. Il me fallait tout réapprendre. À parler, avec cette voix si aiguë, à marcher avec la souplesse qu’offrait ce nouveau corps, à rencontrer la vie réelle des femmes de peu, sans mari pour leur offrir un statut. Je n’avais pas fait très attention auparavant, mais cette condition n’était pas loin de celle de l’esclavage. Aussi âpre que ce soit, on finit toujours par s’y faire. J’ai fini par trouver mon assurance. À travers le regard des autres, j’ai pris conscience que j’étais jolie. Ce n’était pas grand-chose en tant que tel, mais c’était au moins un élément positif dans cette situation plus absurde que difficile.
Le temps passant, j’ai rencontré un citoyen qui m’a trouvé à son goût. Je ne me voyais pas compagne d’un homme, mais c’était, par ailleurs, le seul moyen de sortir de ma condition fragile. Aussi contre ma réelle nature que ce soit, j’ai fini par m’y faire. L’homme était élégant et me portait une attention certes très masculine, mais très tendre. Je ne pouvais pas rester ingrate avec lui. Je me suis laissée aller à me faire belle, donner écho à sa séduction, et, in fine, répondre à ses attentes. C’est alors que j’ai vraiment pris conscience que je pouvais procréer. C’est surtout alors que j’ai eu peur de procréer. Je n’étais pas du tout prête à cette éventualité. Chaque rencontre charnelle prenait pour moi l’allure d’un véritable jeu de roulette, vous savez, le choix entre six archers qui vous visent, et dont un seul a une flèche. La relation était d’autant plus pénible que j’étais totalement frigide.
La nature a ceci de bien, c’est qu’elle laisse place à l’évolution. Le plaisir est né et l’enfant a suivi. Il attendait un garçon, il l’a eu. Et moi, je ne savais pas trop ce que j’aurais voulu. Pas évident de procréer quand on n’est pas programmée pour ce faire. Mon partenaire a trouvé une jeune esclave, au nom d’Historis, pour m’aider dans mes tâches. J’ai vu au fil des jours qu’elle était sans doute plus apte à être une bonne mère que moi. Je ne m’en suis pas offusquée. Au contraire, elle m’a permis de ne pas culpabiliser. Nous avons vécu des bons moments de complicité avec Historis. Son père étant d’origine égyptienne, elle m’a appris à me maquiller d’un trait de khôl et l’art de se parfumer. Elle était très belle, et j’ai souvent regretté à ses côtés de ne plus être un homme.
Il m’a fallu huit ans avant de retomber, en me baladant, sur les mêmes serpents qui étaient encore en train de s’accoupler. Ça devait être un signe. Alors je me suis dit que s’ils étaient assez grands pour changer la nature de leur ennemi quand on les blesse, j’allais les frapper une seconde fois. L’essai a marché. Aussitôt, je suis redevenu un homme. C’est après que je me suis demandé si c’était une bonne chose. Je m’étais habitué à cette nouvelle identité. Je dis clairement que j’y ai pris un certain plaisir, voire même plutôt un plaisir certain. Je ne me voyais pas devoir retrouver toutes les affres qu’entraîne cette nouvelle métamorphose. J’ai essayé de frapper une seconde fois, pour voir si tout cela pouvait être réversible autant que je le voulais, mais, d’évidence, j’ai dû constater qu’il n’en était rien, et prendre le temps de m’en remettre. Me voilà donc recondamné à reprendre mon ancienne dépouille. Adieu foulards, adieu Madras ! La loi des dieux est dure, mais c’est la loi des dieux. Il faut s’y faire. Je dois au plus vite retrouver une tenue adaptée et rejoindre la cité. Le mieux est de retrouver mes amitiés anciennes. Je raconterai à ces compagnons de ma vie précédente que j’étais parti en voyage. Pourquoi ne pas dire que j’ai fais l’Odyssée, j’aurai plein d’histoires à raconter.
Maintenant, c’est Zeus qui s’engueule avec son épouse Héra. Ils fatiguent vraiment tous ! On dirait des mômes, mais avec une cruauté bien développée. L’objet de leur discorde est que lui prétend que la femme prend plus de plaisir que l’homme dans l’acte sexuel et elle affirme le contraire. Il faut vraiment qu’ils aient du temps à perdre pour se chagriner sur des trucs pareils. Le comble, c’est qu’ils ont le culot de me demander, à moi, mon avis puisque j’ai l’expérience des deux sexes. J’aurai préféré qu’ils viennent plutôt à mon secours quand j’étais dans l’embarras, puisqu’ils savaient apparemment ce qu’il m’était arrivé. Bon, l’objet n’est pas de provoquer leur courroux, et autant leur dire ce qu’il en est. Je ne peux que donner raison à Zeus. C’est vrai qu’en tant que femme, j’ai pris dix fois plus de plaisir de l’acte sexuel qu’en tant qu’homme. Enfin, pas au début, mais après, quand j’ai accepté mon identité. D’ailleurs, ça me donne bien souvent envie de pouvoir encore me métamorphoser. J’aurai mieux fait de fermer ma gueule. Héra joue à l’offensée, et fait un drame, s’il en est, sans rapport avec un sujet qui aurait dû être léger. De toute façon, j’étais piégé. J’aurais dit le contraire, et c’est Zeus qui aurait piqué sa colère. Lui aurait peut-être été plus clément, in fine, parce qu’elle m’a condamné à vivre aveugle, voué à devoir vivre dans les ténèbres éternelles. Jupiter n’a pas pu, ou pas voulu revenir sur cette sentence, sans doute par faiblesse, et pour ne pas subir les condamnations de sa propre conjointe. Il s’est contenté, pour compenser ma cécité, de me donner le don de divination et de me garantir une vie longue de sept générations. Sept générations, c’est beaucoup. Ce n’est pas l’éternité, mais ça y ressemble presque. Ce n’est pas vraiment un cadeau ! Ce que personne ne sait, c’est que j’ai négocié avec Zeus pour obtenir l’alternance. Une vie en tant que femme, et une en tant qu’homme. Il a accepté, et m’a offert six passages d’un sexe à l’autre. On ne peut que se réjouir. et ça, je m’en réjouis. Il faut bien faire varier, les sentiments, les impressions et les plaisirs, et retrouver ma réelle identité qui est plutôt féminine.
Mais en réalité, il n’y a que Sostratos qui a connu ma réelle histoire. En fait, je suis née de sexe féminin. Apollon m’a longtemps draguée, et c’est vrai que je lui ai accordé quelques faveurs, jusqu’au jour où je me suis refusée à lui parce qu’il en faisait trop. Il n’a rien trouvé de mieux que de me métamorphoser en homme pour qu’à mon tour je ressente l’emprise d’Éros. Pas facile de vivre avec les dieux !
Je croise aujourd’hui, chaque jour, le long de mes chemins de traverse, nombre d’hommes qui vagabondent, eux aussi, et qui cherchent les fabuleuses clefs de ces passages. Aveugles voyant, parfois voyeurs de leur propre image, ils savent intuitivement, comme par divination, que la nature ne devrait pas que rester binaire. Peu d’entre eux ont cherché des nœuds de serpents, et c’est vrai que la démarche ne serait pas garante d’une mutation souhaitée. Il faudrait pouvoir taquiner les dieux, et savoir les mettre en colère. Mais nous ne savons plus trop les invoquer aujourd’hui. Alors, jupette, talons hauts et autres artifices pour les uns, ou tout attribut masculin pour les autres feront bien l’affaire.
Et s’il était possible de changer réellement de côté du miroir ?
- Sources texte : Apollodore, Callimaque, Homère, Euripide, Nonnos de Panopolis, Ovide, Pindare, Sénèque, Sophocle, Théocrite, Sostratos, Camille Freneau.
- Pour le titre : Racine (Andromaque, tirade abrégée d’Oreste).
fabuleux voyage dans la mythologie Grecque, merci
Extra j’ai beaucoup apprécié cette légende de la Grèce Antique, cela change des 7 travaux d’Heracles, de la toison de Jason, etc..
Pareil, j’ai franchement adoré ta façon de raconter (et vulgariser) la mythologie grecque. Par contre, j’espère que personne n’essaiera d’écrabouiller un serpent la prochaine fois qu’elle ou il en croise un… 😛